[RPG] Retour sur le lieu du crime [PV Alexiel][Terminé]

Dès que Léandre avait pris la décision de tourner la poignée de cette porte, il avait en même temps pris la décision de tourner le dos à son passé. Le jeune homme ne le faisait pas de gaieté de coeur, mais c'était sa seule option. Il était irrémédiablement enchaîné à Saki et à Alexiel par la même occasion. Telles étaient ses responsabilités. Désormais, il marchait dans les rues de City, la tête basse et les mains dans les poches. Le soleil s'était levé depuis un moment et illuminait les hauts immeubles de verre. A cette heure-ci, traînaient encore quelques "cols blancs" toujours pressés, comme à leur habitude. Léandre les remarqua à peine, à vrai dire, il n'avait jamais vraiment prêté attention à ces fourmis en costume 3 pièces. Le jeune homme arriva à un carrefour. Il releva sensiblement la tête. Il reconnaissait cet endroit ! C'était là qu'il avait sauvé la vie d'Alexiel, menacé par ce camion et cet homme étrange. Ses lèvres esquissèrent un faible sourire, des années semblaient s'être écoulées depuis ce moment. Léandre se sentait tellement plus las, plus lourd...Le temps pressait, il ne pouvait pas s'éterniser ici.

Durant sa promenade dans les rues de la ville, Léandre remarqua que sa vue était plus perçante. Il distingua d'avantage de détails, de près ou de loin. Cela faisait sans aucun doute partie des "pouvoirs" qu'il partageait avec Saki. Jusque là ce n'était pas totalement désagréable. Sa perception des choses s'en trouvait considérablement accrue et ce n'était pas pour lui déplaire. En tout cas, une chose ne changeait pas. Il trouvait toujours les immeubles de City gris et tristes. Les grandes viles c'est déprimant, trop de voitures et surtout on ne voit pas assez le ciel ! Le jeune homme décida alors de couper par la forêt, ce serait plus agréable et surtout plus rapide. Le jeune blond évolua alors dans un décor d'arbre et de prairies. Son pas était plus rapide que d'ordinaire, il marchait plus vite et plus loin sans vraiment se fatiguer. Il y avait au moins des avantages à cette fichue marque !

Conservant une cadence à la fois rapide et nonchalante, Léandre faisait de son mieux pour éviter de réfléchir. Malgré tous ses efforts, des souvenirs, des paroles, comme des tâches tenaces, refusaient de s'effacer de son esprit et continuaient à le tourmenter. Alexiel s'interposant entre Grey et lui. Alexiel étendu sur le sol, pris de convulsions et sauvé par Saki. Le sourire carnassier de Saki en superposition à l'état pitoyable dans lequel il l'avait trouvé la veille... Et cette phrase, cette phrase intolérable : " Faut-il une raison pour sauver quelqu'un qu'on aime ?". Le jeune homme resta interdit, pensif. De toute façon il devait accepter sa défaite, même si elle lui laissait un goût amer. Il ne savait pas quoi penser de Saki. Tantôt si douce, tantôt si cruelle, tantôt si provocante...Il poussa un long soupir. En tout cas elle semblait aimer Alexiel de tout son coeur, elle désirait le protéger, et pour cela, elle avait besoin de son sang. Autant dire que cet argument l'avait "convaincu".

Ses pas le menèrent alors à la clairière, près du ravin. Là où tout avait basculé. Léandre se demandait si la terre conservait encore des traces de sang. Le lieu du crime...lieu de son principal échec. Un sentiment de mélancolie le submergea. Au loin, se tenait une silhouette familière. Au début, il n'en crut pas ses yeux. Non, les cheveux blonds dorés qui tombaient jusqu'à la taille de cette silhouette ne mentaient pas.

- Alexiel ? Qu'est ce que tu fais ici ? , demanda-t-il, pris au dépourvu.

[/i]

Parfois, je rêve de l'Homme qui Brûle. Il vient à moi au plus profond de la nuit, quand les bruits de la ville se sont tus, passant d'un crescendo symphonique à un nocturne silencieux. Je ne suis même pas sûr d'être vraiment endormi quand l'Homme qui Brûle vient car il me semble être éveillé par la respiration lente d'Elodie, la fantôme qui me hante, allongée dans le lit à côté de moi, avec dans les narines une odeur à la fois familière et étrangère: la puanteur de la chair calcinée qu'on laisse pourrir, de la graisse humaine grésillant sur une flamme. Si c'est un rêve, c'est un rêve éveillé, qui se déroule dans le monde souterrain, entre conscience et absence.

L'Homme qui Brûle avait un nom autrefois, mais je ne suis plus capable de le prononcer. Ce nom ne suffit pas à englober son identité; il est trop étroit, trop restrictif, pour ce qu'il est devenu pour moi. Lorsque je pense à l'Homme, je ne l'appelle pas "Conrad", ni "M. Gregson", ni même "M. Conrad", ce qui était la façon dont je m'adressais à lui de son vivant. Il est maintenant plus qu'un nom, beaucoup plus.

Autrefois, il était "M. Conrad", pourtant: tout en muscles, la peau couleur de la terre fertile et humide, fraîchement retournée par la charrue; doux et patient la plupart du temps, avec toutefois quelque chose qui couvait sous ce caractère apparemment placide et qu'on pouvait déceler brièvement dans ses yeux lorsqu'on observait à la dérobée, une bête singulière qui avait appris à rester hors de portée des fusils des chasseurs, des hommes blancs en costume blanc.
Car les chasseurs étaient toujours blancs.

- Alexiel ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

Mon reflet se déforme dans le ruisseau, un des bras de Sue. Ma main trempée, je me retourne lentement vers Léandre. Il m'a tiré de ma rêverie. Et par sa faute, nous ne saurons pas ce qu'il s'est passé à l'Homme qui Brûle. J'esquisse un sourire maladroit, puis je passe une mèche de mes longs cheveux d'or derrière mon oreille. Je me relève doucement, les mains devant moi. Ce que je fais ici ? Au départ, je voulais savoir pourquoi j'étais venu au ravin avant que la bataille commence. Mais l'Homme qui Brûle me met en doute. Si je pense à lui, lui ne doit pas le faire. J'avance de quelques pas vers le jeune blond, les yeux rivés sur le sol.

~ Bonjour ... ~, annonçai-je d'un ton plus que doucereux.

Je dépasse Léandre de quelques enjambées. Je me stoppe, regardant en face de moi, mes mains serrées sur ma taille. Je mordille ma lèvre inférieure, tentant de tout ce que je peux d'enchaîner la conversation sans que ça tourne au vinaigre. Je me retourne complètement vers lui, mes cheveux tombant en cascade dans mon dos. Gardant mon sourire timide, j'approche mes mains de son visage, puis je me résigne à le toucher, de peur de l'offusquer.

~ Je me demandais pourquoi j'étais au ravin, hier. Et toi ? Je pense que tu ne cherches pas des réminiscences, c'était affreux comme soirée. C'était ... Sanglant. ~

Je baisse ma tête sur le côté, plissant les yeux. Je perds mon sourire, plaquant une main sur mon torse fébrile. Je ne veux pas me souvenir de ces scène torturantes. Grey m'écartelant à une mur, lâchant un troupeau de serpents. Le pire est quand le rouquin m'a ouvert la gorge pour m'arracher la clé que je gardais précieusement en moi. C'était horrible, j'ai cru que j'allais mourir sur la place. J'avait vite-fait appliquer mon pouvoir de régénération, pour éviter de claquer ainsi. Est-ce que je mérite la mort ? Je repose mes yeux ocres sur l'océan de Léandre.

~ Je ne comprendrais jamais les gens méchants ... ~

C'était étrange presque irréel. Et dire que Léandre allait devoir supporter ces immeubles qu'il détestait ! Heureusement que quelquse espaces verts subsitaient encore à City. Ca allait lui manquer tout ça. Les paysages, les voyages, bouger...Mais ce qui manquerait le plus au jeune homme, ce serait sans nul doute, sa famille. Ces gens au coeur débordant d'amour. Même s'il n'était encore directement confronté à la séparation, cette simple idée de devoir les laisser partir sans lui, lui brisait le coeur. C'était pour ça qu'il évitait de penser, à ce qu'il était en train de faire et pourquoi il le faisait. Léandre craignait que sa volonté ne défaille à tout moment. Si jamais il se retournait, si il hésitait... C'était fichu. De toute façon il n'avait pas trop le choix, alors autant faire semblant qu'il avait pris cette décision en son âme et conscience. A vrai dire, de tous les maux, il avait choisi le moindre. Il ne pouvait pas laisser Alexiel sans défense, sans compter que ce jeune garçon avait un certain talent pour s'attirer des ennuis ! Et puis... Alexiel était tellement...angélique... Il parvenait à faire ressortir le bon aspect des gens et c'était un don rare...

Une fois revenu sur place, la décor avait un autre aspect. Un peu moins lugubre peut-être. Pourtant le jeune homme ne pouvait pas se tromper, c'était bien la même clairière, les mêmes arbres, témoins du crime. Et contre toute-attente Alexiel se trouvait là. Léandre fut plutôt surpris de le rencontrer, dans un lieu aussi peu propice à la conversation. Il avait l'air d'aller plutôt bien physiquement. De toute évidence, Saki avait réussi son coup. Voilà qui le rassurait, Alexiel allait bien.

~ Bonjour ... ~

Alexiel avança vers lui mais le dépassa avant de revenir auprès de lui. Léandre arcqua un sourcil. Alexiel avait l'air étrange, est-ce que quelque chose le préoccupait ? En tout cas il n'avait pas vraiment l'air dans son assiette, comme s'il était absent. Le jeune homme fut un peu surpris que le jeune ange lui touche le visage de cette façon.

~ Je me demandais pourquoi j'étais au ravin, hier. Et toi ? Je pense que tu ne cherches pas des réminiscences, c'était affreux comme soirée. C'était ... Sanglant. ~

C'est vrai, pourquoi Alexiel se trouvait là hier ? Tout s'était passé si vite, que le jeune homme n'avait pas eu le temps d'y penser. Néanmoins il conservait un souvenir plutôt dérangeant de l'état d'Alexiel, qui avait par deux fois frôlé la mort. Sanglant...c'était le terme oui. Le jeune ange semble encore fragilisé, en effet là dedans, c'est lui qui a subi le plus de traumatismes. Oh le pauvre...Et encore qu'avait-il vécu qu'il ignorait ? Qui lui avait infligé ses blessures ? Soudainement, une ombre passe dans les yeux ocres d'Alexiel. Comment supporter une souffrance pareille. En un geste bienveillant, Léandre l'entoure de ses bras, comme pour le protéger. Seigneur, quelles épreuves réservez vous encore à ce pauvre garçon ? Tout ça était profondément injuste. Si des personnes étaient à blâmer dans cette histoire c'était Léandre, Saki et peut-être Grey. Mais pas Alexiel ! Malheureusement, ses bras ne pouvaient pas le protéger, mais peut-être pourraient-ils apaiser sa douleur ?

- Tu es sûr que tu vas bien ? , lui demanda-t-il, inquiet.

Après tout c'était en partie sa faute s'il avait été blessé. Le jeune homme ne faisait donc que payer sa dette en permettant à Saki d'offrir une protection à Alex. Leurs regards se rencontrèrent. Léandre fit de son mieux pour dissimuler sa mélancolie, qui était déjà en partie envolée. Il devait protéger Alexiel. Le jeune homme perçut alors une drôle d'odeur, c'était étrange, il n'avait jamais remarqué qu'Alexiel avait cette odeur particulière. Ca ne sentait pas mauvais, c'était juste difficile à définir.

~ Je ne comprendrais jamais les gens méchants ... ~

Le jeune homme poussa un soupir. Effectivement, Alexiel ne comprendrait jamais. Il était beaucoup trop pur pour comprendre ces bas instincts, tout comme ceux qui l'animaient. Maintenant ce qu'il souhaitait, c'était que le jeune ange ne le range pas dans la catégorie qu'il méritait. Un pan de la longue chevelure de miel d'Alexiel glissa de son épaule, dévoilant une partie de son cou. Ce qu'il vit l'épouvanta. Un cercle, une sorte de sceau sur la peau délicate d'Alexiel. Le jeune homme fronça les sourcils, et toucha la cicatrice du bout des doigts. Etait-ce...la marque de Saki ? Léandre fut pris d'un vertige. Elle ne lui avait pas fait ça quand même ? Et pourtant si, ca y ressemblait bien.

- Impossible...Elle ne t'as pas fait ça quand même..., dit-il d'une voix blanche.

Léandre se souvint du tatouage tribal dans le dos d'Alex. Voilà qu'il héritait d'une nouvelle marque, de nouvelles chaînes. La même que la sienne...

Un feu brûlait en Conrad Gregson, une rage contre le monde et ses usages. Il s'efforçait de la contenir car il avait conscience que s'il me lâchait la bride, elle risquerait de tout dévorer sur son chemin, y compris lui-même. C'était une colère qui n'était peut-être pas étrangère à un grand nombre de ses frères et de ses soeurs à cette époque: Gregson était un homme noir pris dans les rythmes et les rites d'un monde de Blancs, dans une petite ville où ni lui ni ses semblables n'étaient autorisés à traîner après la tombée de la nuit. Le changement viendrait plus lentement, là-bas. A vrai dire, il ne viendrait pas, pas vraiment, mais ce serait à d'autres de s'en occuper, pas à Conrad Gregson. Lorsque certains commenceraient à parler de droits sans crainte de représailles, Conrad Gregson n'existerait plus, en tout cas plus sous une forme que ceux qui l'avaient connu autrefois auraient pu reconnaître. Sa vie s'était éteinte des années plus tôt et il s'était transformé au moment de sa mort. Conrad Gregson avait quitté cette terre et avait été remplacé par l'Homme qui Brûle, comme si son feu intérieur avait enfin trouvé un moyen de s'épanouir en une brillante fleur rouge et jaune, consumant sa chair et sa conscience, de sorte que ce qui n'était qu'une partie cachée de son être en était devenu la totalité. Si d'autres avaient approché une torche de son corps et l'avaient arrosé d'essence, l'aveuglant en ses derniers instants, pendu à un arbre, Conrad Gregson brûlait déjà, même lorsqu'il les avait suppliés de lui épargner ces souffrances. Il avait toujours brûlé, et de cette façon au moins il avait vaincu les hommes qui lui avaient pris sa vie.

Dès le moment de sa mort, l'Homme qui Brûle avait hanté mes rêves.

Je me rappelle comment c'était arrivé: une dispute avec des Blancs. C'était souvent de cette façon que cela commençait. Les Blancs faisaient les règles mais les règles changeaient. Elles étaient imprécises, déterminées par les circonstances et les nécessités, non par des mots couchés sur le papier. Plus tard, je songerais que le plus étrange, c'était que les Blancs, hommes et femmes, qui dirigeaient la bourgade, niaient toujours être racistes. "Nous n'avons pas de haine pour les gens de couleur, disaient-ils, mais nous nous entendons mieux quand il restent à l'écart." Ou: "Ils sont les bienvenus en ville dans la journée, mais ils ne doivent pas y passer la nuit. Pour leur sécurité comme pour la nôtre. " Curieux. A l'époque, c'était aussi difficile que maintenant de trouver quelqu'un qui s'avoue raciste. Même les plus racistes, semblait-il, avaient honte de leur intolérance.

- Impossible ... Elle ne t'a pas fait ça quand même ...

Conrad Gregson ne méritait peut-être pas cette mort. D'un air absent, retraçant la triste histoire de cet homme, je me laisse bercer par la douce étreinte de Léandre. Mes mains sur ses épaules, je me contente de pencher ma tête sur le côté. Saki m'a marqué. Mais ce que je ne sais pas, c'est que le magicien est également une "victime" de la vampire. Je passe ma tête dans le cou de Léandre, toujours aussi dérangé par l'Homme qui Brûle. Je murmure à peine:

~ Ce pentacle ... Représente-il le pêché ? Suis-je le fruit d'une union maléfique ? ~

Je suis un mal en moi-même. Par ma faute, Saki et Léandre restent constamment auprès de moi. Par ma faute, je ressens le goût amer de la tristesse dans les yeux du blond. Par ma faute, je ne saurais préserver ma vie plus longtemps. Je resserre l'étreinte doucement, mes yeux fermés. Ce n'est pas beau de voir un ange pleurer. Mon corps témoigne de la violence des diables. Une marque au fer blanc à la hanche droite, mon gigantesque tatouage d'arabesques dans mon dos. Ce sceau imprégné de magie noire me lacère les côtes, ces courbes sombres déforment la douleur. Il l'essore, la broie, l'amplifie. Cette haine enragée qui me tue de l'intérieur. Je me consume, mon coeur se désagrège, je rêve de mes ailes qui partent en poussière, rongées par le mal. Je ne suis pas fait pour être méchant. Et cette véritable drogue pour les êtres maléfiques m'affaiblit.

~ J'ai vu ... Le parc d'attraction, plus loin. Tu voulais aller là-bas ? ~

L'état d'Alexiel inquiétait Léandre. Le jeune garçon ne semblait être qu'a moitié là, l'esprit occupé par quelque chose d'autre ou bien par quelque d'autre. Peut-être que les évènements l'avaient profondément choqué, l'avaient heurté au plus profond de son âme. Après tout Léandre ignorait tout une partie de l'action. Que s'était-il passé quand Grey avait emmené Alexiel. Que lui avait-il fait ? Personne n'était sorti indemne de cette nuit là. Pas même le jeune homme qui faisait de son possible pour conserver sa stabilité mentale, menacée. Il ne voulait bousculé d'avantage l'ange en lui demandant de raconter ce qui s'était passé cette nuit là. Il se contenta de serrer le jeune garçon un peu plus fort dans ses bras, le coeur révolté par cet acte de violence commis injustement, à quelqu'un d'aussi innocent. Malheureusement, il ne pourrait jamais offrir à Alexiel la protection dont il avait besoin.

* Si seulement j'avais pu te faire éviter ça...*

Hélas c'était trop tard. Le mal était fait et de toute évidence, Alexiel en souffrait. D'une certaine c'était intolérable de le voir dans un état pareil : amorphe et absent. Comme si quelque chose le privait de toute sa vitalité pour en faire un zombie. La proximité de leur étreinte avait permis au jeune homme d'apercevoir la marque d'Alexiel. Pourquoi Saki l'avait-elle donc marqué ? Il la toucha du bout des doigts, puis, comme de peur d'être infecté, il lui caressa les cheveux.

~ Ce pentacle ... Représente-il le pêché ? Suis-je le fruit d'une union maléfique ? ~

Sa voix est faible, presque éteinte. C'en est affolant. Léandre détestait ce ton faible, ce visage impassible. Que dissimulait-il derrière cet air absent ? Soudainement affolé et désemparé par l'état du jeune garçon, Léandre fait de son mieux pour garder son sang-froid. Le jeune homme était déjà suffisamment perturbé. D'un geste assuré, il emprisonna le menton d'Alexiel entre ses doigts et le forca à relever la tête. Malgré l'impression de fixer des orbites vides, le regard céruléen de Léandre ne perdit aucune intensité. Il articula clairement tout en fronçant les sourcils :

- Ne redis jamais ça. C'est totalement faux. Tu es le même Alexiel qu'avant et ce n'est pas un pentacle, une marque ou ...ou un tatouage qui fera de toi quelqu'un de mauvais.

Dans les yeux ocres du jeune ange, Léandre y décela une certaine détresse. Une fois de plus il était impuissant, incapable d'apaiser sa douleur. Son regard s'adoucit, en même temps que sa voix.

- Tu ne seras jamais quelqu'un de mauvais.

Il ne trouva pas la force d'esquisser un sourire. Néanmoins, il espérait que ses paroles se frayaient un chemin dans l'esprit d'Alexiel, pour l'atteindre. Que peut-il faire d'autre si ce n'est l'enlacer comme un enfant pour le rassurer ? Léandre ne pourrait jamais sauver personne, c'était tout juste s'il parvenait à limiter les dégâts. Si il le pouvait, il reviendrait en arrière pour que tout ceci ne se produise pas. Alexiel serait alors pareil à lui même, voire un peu plus enjoué. La tête posée sur son épaule, semble encore plus lasse et fatiguée que lui, comme si quelque chose à l'intérieur, se nourrissait de sa substance.

~ J'ai vu ... Le parc d'attraction, plus loin. Tu voulais aller là-bas ? ~

Léandre releva la tête. Dorénavant, il était capable de distinguer les roulottes, le chapiteau ayant été déjà démonté. Son regard se perdit dans le vide. Pourtant...c'était ce qu'il devait faire. Il jeta un coup d'oeil à Alexiel. Il devait faire en sorte qu'il aille mieux, à tout prix. Sa famille...pourrait vivre sans lui. Après tout, il n'était qu'une surprise sur leur parcours, un fardeau dont il s'était chargé. Il leurs était profondément redevable. Mais aujourd'hui... quelqu'un d'autre avait encore plus besoin de lui, et, même si les abandonner lui dérichait littéralement le coeur, il savait que c'était la bonne décision à prendre. Et surtout la seule, Saki ne lui laissait pas vraiment le choix. Le jeune homme posa une main bienveillante sur la tête d'Alexiel.

- Oui...c'est là que je dois aller, dit-il d'un ton las.

Peut-être qu'il fallait mieux pour lui qu'il ait rencontré Alexiel. Sa détermination n'en était que plus assuré. Cependant...dans l'esprit de Léandre subsistait toujours un doute. Le dilemne entre ce qu'on doit faire et ce que l'on veut faire. Là, il n'y était pas directement confronté mais malgré tout appréhendait. Et si il ne les revoyait plus jamais ? Il chassa cette pensée de son esprit.

- J'ai quelque chose à faire là bas, poursuivit-il, pensif.

Il libéra le menton d'Alexiel et lui adressa le sourire le plus convaincant qu'il pouvait.

Mais il y avait ceux qui portaient ce mot comme une décoration et la ville en avait sa part. On disait que les ennuis avaient commencé quand des gars du coin avaient lancé un lourd cruchon plein d'urine dans le pare-brise de la camionnette de Conrad et qu'il leur avait rendu la monnaie de leur pièce. Ce tempérament irascible, cette fureur qu'il emprisonnait en lui, avait jailli et il avait jeté un poteau de bois dans la vitre du bar du P'tit Paul. Cela avait suffi pour qu'ils s'en prennent à lui, ce geste et la peur de ce que Conrad représentait. Il était noir mais s'exprimait mieux que la plupart des Blancs de la ville. Il avait une camionnette à lui. Il était capable de réparer de ses mains toutes sortes d'appareils - postes de radio, téléviseurs, climatiseurs, tout ce qui était électronique -, il le faisait mieux et pour moins cher que n'importe qui, et même ceux qui lui interdisaient les rues de la ville le soir n'étaient que trop heureux de le laisser entrer chez eux dans la journée pour qu'il répare leurs appareils, même si certains d'entre eux ne se sentaient ensuite pas tout à fait aussi à l'aise dans leur salle de séjour. Ils n'étaient pas racistes mais ils n'aimaient pas qu'un inconnu entre dans leur maison, surtout un inconnu de couleur. S'ils lui offraient de l'eau pour étancher sa soif, c'était dans le gobelet de fer-blanc bon marché qu'ils gardaient pour de telles occasions, rangé sous l'évier avec les détergents et les brosses, et l'eau avait toujours un léger goût âcre de produit chimique. Le bruit courait que Conrad serait bientôt en mesure d'embaucher d'autres hommes comme lui, de les former et de leur transmettre son savoir-faire. En plus, il était séduisant, "un beau spécimen de mâle noir", comme le P'tit Paul l'avait un jour décrit, mais ce jour-là, Paul tenait au creux de son bras le fusil de chasse accroché habituellement au-dessus de son bar, et ce que ces mots impliquaient dans le monde du P'tit Paul était parfaitement clair.

Ils n'attendaient donc d'un prétexte pour se ruer sur Conrad Gregson, il le leur avait fourni et, avant que la semaine soit écoulée, ils l'avaient aspergé d'essence, pendu à un arbre et avaient approché une torche de son corps.

C'est ainsi que Conrad Gregson était devenu l'Homme qui Brûle.

- Ne redis jamais ça. C'est totalement faux. Tu es le même Alexiel qu'avant et ce n'est pas un pentacle, une marque ou ... Ou un tatouage qui fera de toi quelqu'un de mauvais.

- Tu ne seras jamais quelqu'un de mauvais.

" Angie se fait gronder ... ! Ah ah ah ! "

Elodie tournoie autour de moi et Léandre, sautillant de joie. Cette gamine, fantôme qui me hante à ses heures perdues, se moque de ma faiblesse constante. J'ai une mine délavée, à force de penser à l'Homme qui Brûle. Conrad Gregson ... Ne méritait pas la mort. Mais je dois me faire une raison, il est décédé. Point. Et même si son histoire est tragique, tournons la page. Je doute d'y arriver. Mon visage orienté vers celui du jeune blond, je lui souris tendrement, comme si me savoir à ses côtés m'apaisait. Je relâche mon étreinte, parcourant avec mes yeux l'herbe fraîche parsemée de tâches de sang. Elodie s'arrête soudainement, triturant un bouton de sa grosse veste rose écarlate. Je pose mes mains sur mon coeur fatigué.

" Angie a mal ? "

- Oui, c'est là que je dois aller ...

~ Je vais t'accompagner alors ... ~

J'essaie de me montrer convaincant dans mes paroles et mes gestes, même si mon teint blafard fait écrouler mes efforts. Le parc d'attraction, c'est trop dynamique. J'ai fait une crise de spasmophilie une fois, quand j'étais gamin. Je n'y suis plus jamais allé. Elodie se recule, pensive, puis elle me fait un signe de la main et décide de prendre congé. Je lui adresse un faible sourire discret, puis je m'avance de nouveau vers Léandre, et, les sourcils froncés, je lui annonce:

~ Je vais te montrer que je n'ai pas peur des parcs d'attraction ! ~

En fait, j'ai la trouille des manèges. Mais j'ai envie d'accompagner Léandre, et pour cela, il va falloir me montrer courageux.

- J'ai quelque chose à faire là-bas.

~ Oh ? Je peux savoir quoi ? ~, demandai-je gentiment, posant mes mains sur les siennes dans un geste qui se veut rassurant.

Mais déjà, je commence à me diriger vers le parc d'attraction, mes longs cheveux dorés virevoltant dans les brises légères successives. Mes pas sont lents, prudents, je suis bien capable de me ratatiner en beauté dans cette forêt angoissante.

Si Léandre avait été amer quant à son sort, il devait revoir son échelle des valeurs. Alexiel était devenu un jeune homme brisé. Lui même se sentait au bord de l'explosion. Comme si s'apprêtait à se dissoudre dans le néant. Léandre refusait qu'Alexiel ne tombe dans un tel piège. Il voulait qu'il vive, normalement, et qu'il n'ait plus jamais à souffrir de ce genre de situation. Ce lien qui les unissait...Il les liait dans la souffrance et l'amertume. Cette marque, symbole de leur déchéance... La différence c'est que Léandre estimait l'avoir cherché en quelque sorte. Par contre, Alexiel subissait un sort injuste, par sa propre faute.Et pourtant...l'ange ne semblait même pas lui en vouloir. De quoi rendre le jeune magicien malade et coupable. Léandre lui devait la vie et peut-être plus. Alors, le teint livide d'Alexiel et son regard dépourvu d'un quelconque éclat, lui faisait autant d'effet qu'un cruel coup de poignard, droit dans le coeur. Le jeune homme sentait son propre coeur chavirer.

Alexiel se détacha progressivement de son étreinte, ses yeux fixant le sol. Quelque chose dans son attitude lui rappela les schizophrènes ou même les gens atteints de troubles mentaux. Bon sang... Il aurait du réfléchir à deux fois ce jour là au lieu d'assouvir sa vengeance au dépend de la vie de l'ange. C'était tout à fait égoïste de sa part, même pire. Il aurait peut-être pu le "sauver", lui éviter ce traumatisme. Mais non, il avait agi pour son propre intérêt. Sa punition était méritée en fin de compte. Il ne devait pas être heureux. Il devait absolument se racheter une conscience et permettre au jeune garçon d'aller mieux. Il était temps de payer de sa personne.

* Pardonne-moi...*

~ Je vais t'accompagner alors ... ~

Sa voix avait repris des accents plus énergiques. Mais son teint pâle le trahissait. De toute évidence Alexiel était profondément troublé aussi bien physiquement que mentalement. Léandre eut l'impression d'être face à un fantôme, à une ombre du jeune garçon. Il n'était plus lui même mais alors qu'était-il arrrivé au véritable Alexiel ?
Quand Léandre était parti, il avait l'intention de faire ce qu'il devait faire seul. Parce qu'il préférait, c'était la meilleure de choses à faire. Le jeuen homme arqua un sourcil, surpris par cette décision soudaine.

~ Je vais te montrer que je n'ai pas peur des parcs d'attraction ! ~, continua-t-il.

Léandre esquissa un sourire. Un sourire sincère. Il avait l'impression d'avoir un peu retrouvé son Alexiel. Il ne s'était jamais douté qu'il puisse avoir peur des manèges. Le jeune garçon avait l'air d'avantage volontaire. Bien entendu, il paraissait toujours aussi faible, sur le point de se briser mais quelque chose semblait avoir changé. Du moins il essayait de se montrer fort. Comment pouvait-il lui dire non ? Et bien s'il tel était sa volonté...

- D'accord, si tu y tiens.

Ce qu'il comptait faire était loin d'être une partie de plaisir. Et au fond de lui, il hésitait toujours. La présence d'Alexiel pourrait l'aider à passer le pas, à franchir le seuil. Parce que tout ça...il le faisait pour lui. Alors autant avoir un exemple concret de ce pour quoi il s'apprêtait à se sacrifier. Ca lui prodiguerait une forme de soutien, rien que par sa présence.
Alexiel s'approcha alors de lui et posa ses mains sur les siennes. La pensée traversa l'esprit de Léandre à ce moment même fut : comment peut-on lui faire du mal ? Ses yeux ocres le troublaient plus que jamais, dans sa détresse et dans son innocence.

~ Oh ? Je peux savoir quoi ? ~

Sa question, aussi gentille et innocente qu'elle fût, le plongea dans une sorte de mélancolie. Le jeune homme poussa un soupir de lassitude. Il se reprit, tout en affichant un sourire triste et un peu rêveur.

- Je dois dire "aurevoir"

A moins que ce ne soit un adieu ? Seul le temps le lui dirait. Alexiel traçait déjà la route, le pas prudent, comme s'il craignait que sa démarche fut incertaine. Léandre prit une profonde inspiration et le suivit. Il n'aurait jamais cru qu'il puisse avoir à faire ça. Il n'aurait jamais cru que la simple présence d'Alexiel à sa côté, l'aurait aidé à se concentrer sur son objectif. Il lui lança un petit sourire et avança pas à pas, aux côtés du jeune garçon qui lui redonnait du courage.

*Merci...*

Il le regarda en souriant et lui avoua d'une voix, plus calme, apaisée :

- Je vais rester ici, pour toi.

Conrad avait une femme qui vivait dans une grande ville, à cent cinquante kilomètres au nord. Il avait eu un enfant avec elle et, une fois par mois, il montait les voir avec sa camionnette, s'assurait qu'ils avaient tout le nécessaire. Cette femme travaillait dans un grand hôtel où Conrad avait lui aussi été employé comme homme à tout faire, mais il était arrivé quelque chose - encore ce caractère ombrageux, murmurait-on - et il avait dû quitter femme et enfant pour chercher du travail ailleurs. Les week-ends où il n'allait pas voir sa famille, Conrad passait ses soirées à boire tranquillement dans la cabane des marais qui faisait office de bar et de club aux personnes de couleur, toléré par la police locale tant qu'il n'y avait ni troubles ni prostitution, du moins pas de façon trop voyante. Mère, quand elle était plus jeune, s'y rendait aussi parfois avec ses copines, même si Grand-Pa n'approuvait pas. Il y avait de la musique et, souvent, Mère dansait avec Conrad, mais leurs mouvements étaient toujours empreints de tristesse et de regrets, comme si c'était tout ce qu'ils avaient et qu'ils auraient jamais. Alors que d'autres buvaient de la gnôle, du "tord-boyaux" comme disait encore Grand-Pa, Mère sirotait un soda et Conrad s'en tenait à la bière. Rien qu'une ou deux. Il n'était pas porté sur la boisson, disait-il, il n'aimait pas en sentir l'odeur dans l'haleine des autres tôt le matin, surtout celle d'un ouvrier, même s'il n'avait aucune envie de régenter les plaisirs des autres, sûrement pas.

Par les chaudes soirées d'été, quand l'air vibrait des stridulations des criquets et que les moustiques, attirés par un mélange entêtant de sueur et de sucre, suçaient le sang des hommes et des femmes de la cabane, que la musique était assez forte pour faire tomber la poussière du plafond, que le boucan, les odeurs et les mouvements retenaient l'attention des autres clients, Conrad et ma mère dansaient lentement ensemble, indifférents à ce qui les entourait, ne suivant que le rythme de leurs coeurs, si étroitement pressés l'un contre l'autre que ces coeurs finissaient par battre à l'unisson et qu'ils ne faisaient plus qu'un, leurs doigts entremêlés, leurs paumes humides glissant l'une sur l'autre. Parfois, cela leur suffisait, parfois non.

M. Conrad me donnait toujours une pièce de monnaie quand on se croisait. Il s'émerveillait de voir comme j'avais grandi, comme j'avais l'air d'un brave garçon, comme ma maman devait être fière de moi.

Et je sentais, sans savoir pourquoi, que M. Conrad était aussi fier de moi.

- Je dois dire "aurevoir"

~ Au revoir ? Que ... Qu'est-ce que ça signifie ? ... ~

Surpris, plutôt embêté par le pourquoi du comment de Léandre, je me stoppe gracieusement, mes yeux rivés sur l'océan de cresson du jeune blond. Doit-il quitter sa famille ? Si c'est le cas ... Pourquoi ?

- Je vais rester ici, pour toi.

~ Es-tu fou ?! N'abandonne pas ceux que tu aimes pour moi ! Je ne mérite pas ce sacrifice de ta part ! Non, je ne le mérite en aucun cas !! ~

Mes yeux crachant des larmes, je me mets à pleurer sur place, honteux de forcer indirectement Léandre à quitter les siens. Je ne suis qu'un ange ! Un être ailé pitoyable, faible, sans aucune force ! Pourquoi choisir de rester avec moi alors que le destin propose mieux ? J'avoue que je ne sais pas quoi faire. Il doit suivre son chemin, non en tracer un nouveau sous la contrainte. Parfois, je me dis que le mieux serait d'écouter son propre coeur, que les paroles des autres ne sont que dérisoires.

~ C'est de ma faute si tu les quittes ... Bouh ouh ... ~

J'aperçois la grande roue se dresser devant nous. Les lumières, multicolores, tournoient à m'en faire un mal de crâne. Je reprends rapidement la route, arrivant de suite à l'entrée du parc d'attraction. Un stand est entouré de barbelés, un corps tracé à la craie surplombe l'escalier. J'arque mes sourcils, me blottissant contre Léandre, un peu effrayé.

~ Que s'est-il passé ... ? ~

Alexiel marchait en tête, ses longs cheveux d'or descendant en cascade jusqu'à sa taille et se balançant au rythme de ses pas. Soudain, le jeune garçon s'arrêta net, comme frappé par ses propos.

~ Au revoir ? Que ... Qu'est-ce que ça signifie ? ... ~

Bien sûr qu'Alexiel le savait, il n'avait pas besoin de lui expliquer ce qui signifiait l'expression. Léandre plongea des yeux calmes dans les siens. Alexiel était suffisamment agité, ce n'était pas le peine de le troubler d'avantage. Léandre devait lui donner l'impression qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait. Cependant, une chose l'étonna. Alexiel paraissait un peu plus lui même en ce moment. Quel dommage que ce fut à cause de ces préoccupations. Pour le rassurer, il ajouta ceci d'une voix douce, accompagnée d'un sourire confiant :

- Je vais rester ici, pour toi.

~ Es-tu fou ?! N'abandonne pas ceux que tu aimes pour moi ! Je ne mérite pas ce sacrifice de ta part ! Non, je ne le mérite en aucun cas !! ~

Léandre n'avait pas voulu qu'Alexiel se mette à paniquer ! Une fois de plus il aurait mieux fait de se taire, bien qu'il n'appréciait pas l'idée de devoir lui mentir. Le jeune ange se mit à pleurer. Il pleurait...pour lui ? Comme si il ne le méritait pas. Bien sûr que si. C'était Alexiel qui méritait d'être secouru, le jeune ange ignorait à quel point il était précieux. Ses états d'âme prouvaient au contraire qu'il méritait un tel sacrifice. Le jeune homme esquissa un sourire mélancolique. Son Alexiel n'avait pas encore totalement disparu, il pouvait encore être sauvé. Il posa ses mains sur ses épaules du jeune ange et le bleu rencontra l'ocre.

~ C'est de ma faute si tu les quittes ... Bouh ouh ... ~

Léandre ôta essuya du bout des doigts quelques larmes qui roulaient sur les joues de l'adolescent. Alexiel venait de prouver que ce qu'ils'apprêtait à faire était juste. Cette simple pensée suffit à lui redonner du courage. Il devait cesser de penser à lui un peu. Il lui adressa un léger sourire et sa voix veloutée poursuivit, pour consoler le jeune garçon :

- Tu viens de prouver qu'au contraire tu le mérites. Alexiel...tu vas avoir besoin de moi. C'est pour cela que je reste. Parce que, même si je les aime, ils ont pas besoin de moi. Pas comme toi.

Léandre était un peu plus apaisé. Il passa un bras autour des épaules d'Alexiel et ils reprirent la route. Le jeune homme se demanda si il était possible que quelqu'un comme Alexiel existe vraiment. Et dire qu'il avait déjà subit tant d'épreuves. Le destin est une maîtresse cruelle. Même pour lui. Léandre leva les yeux au ciel, sentant l'émotion le submerger. Il se souvint des paroles de son père. " Ne flanche pas, reste droit et soit un mur...suffisamment dur pour supporter les chagrins et les peines. Tu deviendras le maître de toi même"

- Et puis... c'est moi qui décide de toute façon !, ajouta-t-il presque en riant.

Le silence reprit en s'approchant de la fête foraine. Léandre resta impassible. A l'entrée, il y avait encore des quelques lignes de police qui délimitaient le périmètre. Des traces de craies. Pourtant les inspecteurs avaient désertés les lieux du crime depuis un bon moment. Le regard du jeune homme évita de s'attarder sur ce triste spectacle. Il sentit alors le corps d'Alexiel se coller contre le sien.

~ Que s'est-il passé ... ? ~

-Un accident..., répondit-il, laconiquement.

Ils poursuivirent leur chemin. Léandre savait exactement où les trouver à cette heure, le départ était imminent. Plus ils s'approchaient des roulottes plus l'agitation qui y régnaient était grande. Le jeune homme lâcha Alexiel. Il ne tenait pas à ce qu'il soit mêlé à tout ça, vu l'acceuil qu'on risquait de lui faire. Des tas de personnes s'affairaient un peu partout, se pressant comme des fourmis. Aucun doute là dessus. C'était à peine si on lui adressait un regard, pour une fois le jeune homme s'en réjouit. Il voulait plus ou moins passer inaperçu. C’était raté ? Une petite femme à la chevelure d’ébène s’avança vers lui, furibonde. Sa mère était réputée pour son caractère nerveux et ses crises de nerfs à répétition. Le jeune homme ne tenta même pas d’esquiver la gifle qui fendit l’air.

- TU AS VU L’HEURE ?

-Non seulement Monsieur découche presque tous les jours – Dieu seul sait où d’ailleurs – mais en plus, EN PLUS, tu te permets d’arriver en retard le jour du départ ! MAIS QU’EST-CE QUE TU AS DANS LA TETE, HEIN ? Sans compter que je me suis inquiétée comme une folle avec tout ce qui se passe en ce moment !

Durant ce flot de paroles ininterrompu, le jeune homme la regardait presque avec tendresse, ce qui énervait encore plus sa mère, vu qu’il ne semblait même pas écouter ce qu’elle lui disait. C’était peut-être la dernière fois qu’elle l’engueulait, alors contrairement à ce qu’elle pensait, il l’écoutait attentivement. Sans prévenir, Léandre serra la petite femme dans ses bras. Cette dernière, prise au dépourvu, en perdit ses mots.

- Moi aussi je t’aime, maman.

Lorsqu’il la lâcha, elle lui donna un petit coup de poing dans les côtes, troublée par ce geste d’affection inattendu.

- Allez, va te préparer ! Dépêche toi ! Seigneur, ce gosse va finir par me tuer…, dit-elle en levant les yeux au ciel.

Alors elle aperçut Alexiel, un peu caché par la silhouette dégingandée de Léandre. Son visage s’éclaira d’un sourire, qui la rendait beaucoup plus maternelle.

- Hey pitchoune, qu’est ce que tu fais là ? C’est qu’on va devoir partir…, elle relève les yeux vers son fils, c’est un ami à toi ?

Le jeune homme hocha la tête d’un signe positif. Léandre conservait un air impassible. Qui sait ce à quoi il pouvait bien songer en ce moment. Des mots mirent un certain temps à être prononcés.

- Je reviens dans quelques minutes. J’ai quelque chose à vous dire, à papa, à Ricardo et à toi.

Il évita soigneusement le regard interrogateur de sa mère adoptive et se tourna vers Alexiel en posant de nouveau une main sur son épaule. Il affichait un sourire radieux et il lui adressa un clin d’œil.

- Tu viens ? J’ai quelque chose à te montrer , dit-il pour se dérober et il entraîna Alexiel avec lui, dans sa roulotte.

Le soir où Conrad était mort, Grand-Pa, le patriarche de la maison des hommes dans laquelle je grandissais, avait donné à ma mère du bourbon et une dose de morphine pour l'aider à dormir. Elle avait pleuré toute la semaine depuis qu'elle avait appris ce qui s'était passé pour Conrad et le P'tit Paul. Plus tard, j'avais appris que, ce jour-là, elle était allée chez Conrad avec ma tante et l'avait supplié de partir, mais il n'avait pas voulu fuir encore. Il avait dit que tout s'arrangerait, qu'il était allé voir le P'tit Paul et qu'il s'était excusé pour ce qu'il avait fait. Malgré ses faibles moyens, il lui avait donné quarante euros pour couvrir les dégâts et compenser les ennuis qu'il lui avait causés. Le P'tit Paul les avait acceptés d'un ton bourru, le passé était le passé, il lui pardonnait son moment d'humeur. Ces excuses avaient coûté à Conrad, mais il voulait rester dans cette ville pour vivre et travailler avec des gens qu'il appréciait et respectait. Qu'il aimait. C'est ce qu'il avait dit à ma mère; c'est ce que ma tante m'avait raconté, des années plus tard. Conrad et Mère se tenaient la main en parlant et elle était allée dehors pour les laisser seuls. Lorsque ma mère était sortie à son tour de la cabane de Conrad, elle était pâle, ses lèvres tremblaient. Elle savait ce qui allait arriver et Conrad le savait aussi, quoi que le P'tit Paul ait pu dire. Elle était rentrée chez elle, elle avait pleuré à en perdre haleine et s'était écroulée sur la table de la cuisine. Grand-Pa avait alors pris sur lui de lui donner quelque chose pour calmer sa souffrance et ma mère avait dormi pendant que l'homme qu'elle aimait brûlait.

Ce soir-là, la cabane des marais était fermée et les Noirs qui travaillaient en ville étaient rentrés bien avant le coucher du soleil. Ils étaient restés chez eux, avec leur famille, et personne ne parlait. Les mères veillaient sur leurs enfants endormis ou tenaient la main de leur homme par-dessus la table de la cuisine, assis l'un et l'autre devant un poêle froid. Ils avaient senti le drame approcher, comme la chaleur avant un orage, et ils s'étaient réfugiés chez eux, furieux et honteux de leur impuissance.

Ils avaient attendu d'apprendre que Conrad Gregson avait quitté ce monde.

- TU AS VU L'HEURE ?
- Non seulement Monsieur découche presque tous les jours - Dieu seul sait où d'ailleurs - mais en plus, EN PLUS, tu te permets d'arriver en retard le jour du départ ! MAIS QU'EST-CE QUE TU AS DANS LA TÊTE, HEIN ? Sans compter que je me suis inquiétée comme une folle avec tout ce qui se passe en ce moment !

Les yeux écarquillés, je regarde la petite femme qui se dresse devant Léandre. Elle n'est pas blonde, elle n'a pas les yeux de son fils ... Le jeune blond ne lui ressemble pas du tout. Dois-je comprendre que Léandre a été adopté ? Je reste silencieux, en retrait, caché par la silhouette élancée du magicien. Mes mains contre mon coeur fatigué, j'observe la scène sans un seul bruit, un peu surpris par la réaction de la mère de Léandre. Mais je la comprends, dans un sens. Seulement, je préfère n'émettre aucun avis, de peur de faire le mauvais choix.

- Hey pitchoune, qu'est-ce que tu fais là ? C'est qu'on va devoir partir ...

~ Euh, je ... ~

Contre toute attente, Léandre revient auprès de moi. Apparemment, il ne souhaite pas que je m'éternise avec sa mère. Il veut me montrer quelque chose, mais quoi ? Je lève les yeux vers Léandre, un peu gêné de cette intrusion dans sa famille. Je le suis sans aucun résistance, déambulant à ses côtés jusqu'à arriver à sa roulotte.

~ C'est ... C'est chez toi ? Je ne connais pas la vie de nomade. C'est petit, vu de l'extérieur. ~

Léandre avait du mal à détacher le regard de sa mère adoptive. Cette petite femme aux cheveux noirs avait un vrai caractère de cochon, mais d'un autre côté...Il se souvenait parfaitement du jour où il l'avait rencontrée. Le ciel était plombé de nuages gris. Léandre avait repris connaissance dans une ruelle d'une autre ville, bien loin de City. Il était tout seul, avec pour seule compagnie cette poupée, qui depuis, ne l'avait plus jamais quittée. Il se souvint de la panique qui l'avait submergé à ce moment là. Il n'avait plus aucun souvenir, ni d'où il était, ni de qui il était...C'était affreux. Un homme, un inconnu en uniforme l'avait emmené de force, par la main. Jusqu'à eux. Cette femme l'avait receuilli, l'avait serré dans ses bras pour le consoler. C'était cette petite bonne femme qui lui avait donné un nom et qui l'avait protégé bec et ongles, sans rien demander en retour. Elle l'avait aimé comme son propre fils, lui, un étranger...Comment ne pas lui être reconnaissant ? Alors quand elle lui criait dessus, c'était un peu comme une marque d'affection.

S'il s'attardait sur ses pensées, le jeune homme risquait de nouveau d'hésiter. Il se ressaisit donc et entraîna Alexiel avec lui, prétextant qu'il devait lui montrer quelque chose. Léandre ne tenait pas vraiment à le laisser en tête-à-tête avec sa mère, qui sait ce que ca aurait pu donner ! Ils arrivèrent bientôt face à sa chère roulotte.

~ C'est ... C'est chez toi ? Je ne connais pas la vie de nomade. C'est petit, vu de l'extérieur. ~

-De l'intérieur aussi, ajouta-t-il avec un sourire forcé.

Il l'entraîna aussitôt à l'intérieur sans lui demander son avis. C'était petit, très petit. Léandre pouvait traverser " sa chambre" en cinq enjambées. Un lit occupait la plus grande partie de la pièce, le reste consistant à une commode, un petit miroir, des vêtements et autres objets insolites empilés les uns sur les autres. Le jeune homme referma la porte derrière lui et intima à Alexiel de s'asseoir sur le seul siège qu'il pouvait lui proposer, c'est à dire, son propre lit. Ensuite, il sortit un sac d'un tas informe et entreprit de le remplir fébrilement. Le jeune homme s'agitait d'un bout à l'autre de la pièce, les lèvres scellées. Il faisait ses bagages. Son coeur se mit à battre la chamade. Il les quittait , vraiment ? Il ne parvenait même pas à le croire. Il sentit ce qui lui servait de coeur se serrer jusqu'à l'étouffer. Persque avec rage, il arracha les photos qu'il avait collée sur le miroir. Des souvenirs... Léandre évita de les regarder, de peur de se raviser. Il lança un coup d'oeil à Alexiel et se força à sourire.

- Je t'aurais bien proposé quelque chose à boire mais là je suis pressé...

Il devait le faire pour Alexiel...Son regard croisa le petit miroir. Celui devant lequel il se plaçait pour se grimer et se regarder avant chaque prestation. Son reflet avait bien changé. Ou était passé le jeune homme fier comme un paon ? Dorénavant son regard fuyait une vérité qu'il ne pouvait accepter. Il se força à se regarder. Il inspira en silence. Dans le miroir, il voyait Alex, qui semblait aussi perturbé et perdu dans ses pensées que lui. Alexiel...c'était pour lui qu'il faisait tout ça. Il ne devait pas flancher. Sur son cou, Léandre voyait distinctement la marque de Saki. D'un geste rapide, il ouvrit un tiroir et en sortit un ruban blanc qu'il noua autour de son propre cou. Méchinalement, il répéta le même rituel que lorsqu'il s'apprétait à entrer en scène. Le jeune homme se redressa et força un sourire. Seulement ses yeux avaient quelque chose de différent, de plus mélancolique... Il inspira profondément et clôt les paupières. Dans le néant, l'obscurité complice, il refoula ses sentiments. Il les ignorait par obligation. Ses sentiment ne devaient pas intervenir dans ce qu'il s'apprêtait à faire, ou sinon il n'y arriverait pas. Quand le jeune homme ouvrit de nouveau les paupières, son regard avait changé. Plus de peur, ni de tristesse...Il ne subsitait qu'une forme de détermination glaciale et indifférente. " Il faut se détacher du reste, se focaliser sur le nécessaire". Aujourd'hui Léandre s'apprêtait à donner une ultime représentation. Il attrapa sa poupée et emporta son sac par la même occasion. Le jeune homme se tourna vers Alexiel et lui adressa un signe de tête.

- On y va, maintenant.

Sa voix était dénuée d'expression. Il ne souriait plus...maintenant. Il ouvrit la porte sans hésiter, et dépassa le seuil de sa maison, qu'il ne franchirait plus jamais. Son épreuve l'attendait, dehors.

Je me souviens que le soir de la mort de Conrad, à mes cinq ans, je m'étais réveillé en entendant les pas d'homme de l'autre côté de la porte du débarras où je dormais. Je me rappelle que je m'étais levé de mon lit, que j'avais senti le plancher chaud sous mes pieds nus, que j'avais marché jusqu'à la porte ouverte de notre cabane. Je vois mon grand-père qui, de la véranda, scrute l'obscurité. Je l'appelle mais il ne répond pas. J'entends de la musique, la voix de Bessie Smith. Mon grand-père avait toujours aimé Bessie Smith.

Grand-Pa, un châle enveloppant ses épaules par-dessus sa chemise de nuit, descend dans la cour, les pieds nus. Je le suis. Il ne fait plus noir. Une lueur éclaire la forêt, quelque chose qui brûle lentement. On dirait un homme, un homme qui se tord de souffrance tandis que les flammes le consumment. Je marche dans la forêt, les feuilles noircissent dans mon sillage. Je sens une odeur d'essence et de chair rôtie, je vois la peau calcinée, j'entends la graisse du corps siffler et craquer. Mon grand-père tend une main derrière lui sans quitter des yeux l'Homme qui Brûle, je place ma paume contre la sienne, mes doigts contre les siens, et quand je les presse, ma peur disparaît et je n'éprouve plus que du chagrin pour ce que cet homme endure. Pas de colère. Cela viendra plus tard. Je ne ressens qu'une tristesse qui m'enveloppe telle une cape sombre. Mon grand-père murmure quelque chose et se met à pleurer. Je pleure moi aussi et, ensemble, nous noyons les flammes tandis que la bouche de l'Homme qui Brûle forme des mots que je ne parviens pas à entendre. Le feu meurt, la forme de l'homme s'estompe jusqu'à ce qu'il ne reste plus que son odeur et une image imprimée au fer rouge sur ma rétine.

Etendu à présent dans un lit, loin de l'endroît où j'ai grandi, celui que j'appréciais paisiblement endormi dans mes songes, je sens l'odeur d'essence et de viande grillée, je vois de nouveau les lèvres de l'Homme qui Brûle remuer, je pense que je comprends en partie les mots prononcés tant d'années auparavant.

Je regrette. Dis-lui que je regrette.

Le reste se perd dans les flammes. Seuls deux mots subsistent et, même maintenant, je ne sais pas si je les interprète correctement, si les mouvements de ce trou sans lèvres correspondent véritablement à ce que je crois entendre, à ce que je voulais entendre.

Alex.
Alexiel.

Il y avait un feu en Conrad Gregson et une partie de ce feu est passé en moi au moment où Conrad est mort. Il brûle maintenant en moi, mais, alors que Gregson avait trouvé un moyen de le nier, de le contrôler jusqu'à ce qu'enfin, inévitablement peut-être, ses flammes s'élèvent et me détruisent, je l'ai accepté. Je l'alimente et en retour ce feu me donne son énergie, mais c'est un équilibre délicat à maintenir. Il faut l'alimenter pour l'empêcher de se nourrir de moi-même, et mon coeur fatigué est le sacrifice que je lui offre. Le feu de Conrad Gregson était d'un rouge profond, mais les flammes qui brûlent en moi sont blanches et froides.

Alex.
Alexiel.

La nuit, je rêve de l'Homme qui Brûle.
Et, quelque part, l'Homme qui Brûle rêve de moi.

- Je t'aurais bien proposé quelque chose à boire mais là je suis pressé ...

~* Il va vraiment quitter la troupe ? ... *~

J'ai du mal à l'accepter. Il n'a pas le droit de se sacrifier pour moi. Non, je refuse de l'arracher de sa famille, je n'ai rien demandé. Peut-être que je ne me rends pas compte à quel point je suis faible et vulnérable, qu'il reste tant de douleur à mon égard. Qui sait ce que l'avenir me réserve ? La solitude, l'amour, la mort ... ? Je frissonne. Assis sur le lit de Léandre, je le regarder faire ses bagages, mes yeux voilés par les larmes. J'ai toujours cru qu'on ne prendrait aucune décision pour moi, mais ce que fait Léandre me submerge. Plaquer sa vie pour moi. Je pose une main sur mon coeur fatigué, baissant la tête. Mais Léandre revient à ma hauteur, souriant. Je sors de son bingalot, n'y ayant prêté guère attention, c'est un peu malpoli. Je marche en premier, puis je me remets près du jeune blond.

~ Mais où comptes-tu dormir ? J'ai de la place chez moi, beaucoup même. ~

~* Depuis que Mère et Père sont morts, je suis bien seul au manoir. *~

Un groupe se dresse devant nous. Je reste en retrait, arquant mes sourcils. Je ne veux pas déranger. Je me recule, encore et encore, puis je tombe nez-à-nez avec un grand gaillard à la peau halée, les cheveux longs et noirs ondulés dans son dos. Je lève ma tête vers le grand homme, puis il s'exclame, avec un accent bien espagnol:

- Hop, attention ! Léandro, que faut le petiot ici ?

~ ... ~

~* Il fait peur, il est si grand ... *~

Le grand homme s'avance vers Léandre, je me colle contre un poteau qui soutient le chapiteau. Mes larmes coulent toutes seules, je me laisse glisser le long de la poutre, mes fesses se posant sur la terre humide. Dans cet attroupement, Léandre est l'intrus. Le seul blond de la marmaille. Ce qui augmente la probabilité qu'il se soit fait adopter. Mais il ne faut pas que je lui parle de ça, c'est un sujet qui fâche.

Léandre négligeait son invité, trop préoccupé par ce qu'il était entrain de faire. Il faisait ses bagages, pour la première fois. Car même s'il était un nomade, sa maison, son foyer...Ce n'était pas cette vulgaire roulotte exigüe. C'était sa famille, sa mère, son père, son frère... Son foyer c'était ces coeurs qui battaient à l'unisson. C'était regarder dans la même direction, toujours plus loin... Aujourd'hui cette époque était révolue. Le jeune homme devait y mettre un terme. Parce qu'il devait prendre ses responsabilités et parce que quelqu'un ici avait plus besoin de lui. Quelqu'un qu'il élevait au même rang que sa propre famille. Alexiel, si jeune, si pur et pourtant tellement en péril. Le coeur du jeune homme se serra, sa tête lui tournait un peu. Il devait arrêter de réfléchir sinon il n'y parviendrait jamais. Et Dieu seul sait combien il savait à quel point cette séparation était nécessaire.

* Parfois, le chemin le plus difficile à emprunter est le bon*

Il se persuadait que c'était le cas. Ca ne pouvait que l'être n'est ce pas ? Le contraire eut été ridicule. Il fourra d''autre affaire dans son sac, avec précipitation. Il ne tenait pas à s'attarder, cela devait être vite fait, comme lorsqu'on arrache un pansement. Il refoula les larmes qui lui montaient aux yeux.

~ Mais où comptes-tu dormir ? J'ai de la place chez moi, beaucoup même. ~

-Ne t'en fais pas, Saki compte m'héberger quelque temps. Mais merci quand même.

Quant à Saki... Le jeune ne préférait même pas y songer. D'un côté elle était à l'origine de son malheur. Mais partir en laissant Alexiel sans défense n'aurait-il pas été égoïste ? D'une certaine façon, elle l'avait forcé à rester, mais pour de bonnes raisons. Que penser d'elle ? Incontestablement elle était loin d'être un ange...Mais de là à dire un démon sans âme ? Non pas vraiment. Son cas était beaucoup plus complexe que cela.

Après son petit rituel, Léandre se sentait apaisé. Tout ce qui était inutile venait d'être réprimé dans le plus profond de son être. C'était beaucoup mieux ainsi, ses sentiments ne viendraient pas perturber sa ...prestation. Quand il ouvrit enfin la porte, une silhouette familière se dressa de toute sa hauteur.

- Hop, attention ! Léandro, que faut le petiot ici ?

Le jeune homme fit un pas de recul, totalement pris au dépourvu. Il ne s'attendait pas à le voir apparaître comme ceci. Il s'agissait de Ricardo, son cher frère adoptif. Bien que Léandre ne soit pas petit, ce dernier le dominait d'au moins 10 bons centimètres. La détermination du jeune homme commença à s'effriter lorsque les grands yeux noirs, si calmes, si doux de Ricardo se posèrent sur lui. Il entendit Alexiel tomber derrière lui. Il lui jeta un rapide coup d'oeil non rien de grave et s'adressa à son frère d'une voix brisée :

- Ricardo...Qu'est...Qu'est ce que tu fais là ?

- C'est le départ aujourd'hui t'as oublié ? Et puis, ma', m'a dit que tu devais nous parler....

Léandre le fixait avec une sorte de détresse, la panique l'ayant submergé à nouveau. De si près, il venait de se rendre compte que son frère adoptif possédait un parfum délicat...Qu'il trouvait presque appétissant. C'était effrayant. Le jeune homme se retrouvait paralysé et en perdait tous ses moyens." Saleté de marque" songea-t-il. Apparemment Ricardo venait de percevoir son trouble, le jeune homme musculeux fronça les sourcils, visiblement inquiet et son regard s'attarda sur le ruban autour de son cou.

- Qu'est ce qui se passe ? T'es blessé ?, dit-il en esquissant un pas vers l'avant.

- NON ! C'est rien !... Je ... J'arrive tout de suite. Attends moi dehors, s'il te plaît.

Ricardo fronça de nouveau les sourcils, hésitant à entrer d'avantage. Léandre lui priait pour qu'il retourne dehors. Si jamais il voyait le bazar qui y régnait et son sac, cela risquait de rendre les choses plus pénibles. Heureusement, le jeune homme céda et retourna dehors. Léandre mit à certain temps à retrouver sa détermination. De toute évidence, il la surestimait vit la facilité avec laquelle son frère l'avait déconcerté. Cela ne devait pas se reproduire. Au bout de quelques minutes, il retrouva son calme et se créa ce qu'on appelle une " armure mentale". Il ne ressentait plus rien désormais. Le jeune homme se tourna vers Alexiel et l'aida à se relever. Sans dire un mot, il franchit le seuil de son monde.

Une fois dehors, il se dirigea vers Ricardo, qui s'entretenait avec son père et sa mère. Tous les trois affichaient une sorte d'expression dubitative. Son sac de voyage à la main, Léandre s'avança vers eux et le posa. Tout en s'avançant, une main derrière son dos dessinait des arabesques, sans quitter les trois personnes des yeux. La poupée, dans sa poche sembla s'éveiller l'espace d'un instant. Comme si ce sourire et ces yeux vides avaient pu être vivant ! Impassible, Léandre établit une sorte de liaison avec l'esprit de ses trois parents. C'était étrange, il n'avait jamais eu l'occasion de beaucoup expérimenter cet aspect de son pouvoir. Il savait qu'il devait aller vite. Ses yeux bleus, durs comme de la glace se heurtèrent aux iris marrons de sa propre famille.

- Ma', Pa', Ricardo...J'ai quelque chose à vous annoncer. Je reste ici.

Au moment même où il termina sa phrase, ses doigts se refermèrent sur la poupée mystérieuse, qu'il sortit de sa poche discrètement. A partir de ce moment là, c'était impossibel de reculer. Sa mère partu protester jusqu'à ce que son regard devint aussi expressif que celui d'un zombie. Les paupières à moitié closes, il murmura et siffla une série de mots. Cela venait presque naturellement. Au bout d'un moment, ses doigts reposèrent sa poupée dans sa poche, et le regard de ses parents reprirent leur apparence normale. Malgré tout, ils paraissaient un peu étonnés, presque sonnés. C'était normal, après tout Léandre venait de manipuler leurs esprits. Il se répétait que c'était mieux ainsi, il avait rendu la pilulle plus facile à avaler. Et puis...Ca valait toujours mieux que d'effacer complètement tous leurs souvenirs... Son père, fut le premier à prendre la parole avec un fort accent espagnol. D'ailleurs ce dernier ressemblait comme deux gouttes d'eau à Ricardo, avec des rides et des cheveux blancs en plus.

- Oh...euh...hijo...Si c'est ta décision, je suis d'accord.

Sa mère et son frère acquiescèrent. Son frère lui accorda une accolade fraternelle et sa mère l'enlaça longuement. Léandre restait impassible. Il ne devait pas craquer maintenant. Il ne sentait plus rien. Bien sûr qu'il les aimait et qu'il ne supporterait pas de les voir partir sans lui. Mais sur le moment... il savait que tout ça venait d'être faussé. Ce n'était pas sincère. C'était ce qu'il leur avait intimé de faire.

- Fais attention à toi .

- Reviens nous voir !

- Vamos !, cria son père à l'adresse des autres membres de la troupe.

Très lentement, Léandre serra ses doigts autour de son sac de voyage et le porta à l'épaule. Il ne voulait pas les voir partir. Subitement, il leur tourna le dos, et partit dans la direction opposée. Au passage il entraîna Alexiel. Sans un mot. Il craignait de regretter ses paroles, si jamais ses lèvres se désseraient.

- Ricardo...Qu'est...Qu'est ce que tu fais là ?

- C'est le départ aujourd'hui t'as oublié ? Et puis, ma', m'a dit que tu devais nous parler....

Ricardo ? C'est le nom de cette masse halée. J'ai bien fait le rapprochement. Tous deux se connaissent, et depuis longtemps je suppose. Seulement voilà: Léandre était carrément l'antithèse de son frère. Blond, les yeux céruléens, le jeune homme fait au moins dix centimètres de moins que son ainé. La peau mate, soyeuse, est totalement différente du bronzage exagéré de Ricardo. Fin comme un clou, Léandre ne saurait perdurer s'il serait amené à se battre contre le grand homme. Celui-ci est bien trop musclé à mon goût. Lentement, l'espagnol quitte la roulotte de son cadet, un peu déconcerté. Je sèche mes larmes en fronçant les sourcils, ne quittant pas des yeux Ricardo. Léandre revient vers moi et m'aide à me relever. Puis je continue la route avec lui, lui murmurant à peine:

~ Tu peux encore changer d'avis ... ~

Mais rien à faire. Léandre semble obstiné. Dans son océan de cresson, aucun sentiment ne transparaît, comme si des années d'expériences ont payé leur part, celle de devenir insensible à quoi que ce soit. Pourtant, j'ai l'impression de déceler de la détermination dans les prunelles de Léandre. Oui, il semble objectif jusqu'au bout.

- Ma', Pa', Ricardo...J'ai quelque chose à vous annoncer. Je reste ici.

En retrait, je glisse mes yeux vers la main cachée de Léandre. Des signes des doigts m'interpellent. Que fait-il ? On dirait qu'il manipule une marionnette. Je m'avance d'un pas, rien que d'un seul, puis les trois espagnols se figent, coupés dans leur réaction. Leurs yeux deviennent livides, j'ai l'impression d'avoir à faire avec des pantins articulés. Ils répondent un à un à l'annonce de Léandre, comme si cela ne les choquait pas du tout.

~ Mais ... Léandre ... ~

- Vamos !

La famille se retourne, décidant de continuer leur route sans leur fils. Le coeur serré, je viens à la hauteur de Léandre, les mains contre mon coeur fatigué. Il va rester. Il est peut-être trop tard pour reculer. Le jeune blond m'attrape par le bras, me traînant vers le centre-ville de City.

~ Ah ! Léandre ... Tu ... Tu fais mal ! ~

Mon bras, compressé par sa poigne, est si faible, j'ai peur de me le casser. J'arque mes sourcils, baissant ma tête. Mes longs cheveux couleur miel tombent en avant. Si maintenant, Léandre a quitté sa famille, il allait devoir en trouver une autre. Sera-ce difficile ?

Incroyable ! Il avait réussi à le faire... Léandre avait du mal à le croire, malgré le gout amer qu'il gardait dans la bouche. Ces visages qu'il avait vu, rire, pleurer et sourire...Peut-être qu'il ne les verrait plus jamais. Quoiqu'il advienne, ils seraient toujours gravés dans sa mémoire. Le jeune homme serra les dents. Il ne devait pas songer à cela. Il courrait à sa perte. Si jamais il se retournait pour les voir, s'en aller sans lui, tout serait fichu. Les regrets le submergeraient...Après tout il y avait tant de choses qu'il ne leur avait pas dites. Des choses stupides, voire insignifiante et pourtant vitale. Léandre considérait qu'il ne leur avait jamais assez dit ces mots si simples. Merci, je t'aime, je vous aime. Ces mots qu'on ne dit jamais assez ou sans le penser vraiment. Maintenant il semblait avoir gâché son temps à mentir, sourire et leur cacher des choses. Léandre ne saurait jamais comment ils auraient réagi en apprenant qu'il avait des pouvoirs, comment ils auraient réagi en apprenant tout ce qu'il avait fait pour eux. Le considéreraient-ils toujours comme leurs fils en sachant qu'il était différent et qui plus est, qu'il avait du sang sur les mains ? C'était ce qu'il lui faisait le plus peur...Peut-être même s'étaient-ils déjà douté de quelque chose auparavant. Maintenant tout cela semblait si futile ! Quoi de plus important que d'aimer et d'être aimé en retour, inconditionnellement ? C'était à cela qu'il renoncait, une félicité qu'il ne méritait sans doute pas. Léandre les avait sans doute fait souffrir parfois en les inquiétant, peut-être qu'ils vivraient mieux sans lui... Il fallait s'en convaincre.

*Partir sans se retourner....Je n'aurais jamais cru...*

Léandre entrainait Alex avec lui, courant presque. Il fallait qu'il parte et vite. Une minute de plus ici et il risquait de faire volte face. Il devait se détacher d'eux. Mais les abandonner, c'était un peu comme abandonner le meilleur de lui-même. Car sans aucun doute, ils étaient ce qu'il avait de meilleur en lui. Dans sa fuite, il se retint de lâcher des larmes. Il ne devait pas. Il ne pouvait pas. "Soit un mur" lui avait-on dit. Pour une fois il obéissait et il renoncait. Les laisser partir...c'était renoncer à eux. Et bien il baissait les bras pour une fois. Il laissait l'oiseau s'envoler vers d'autres cieux, lui même emprisonné sur la terre. Parce qu'il n'avait pas d'autre choix.

~ Ah ! Léandre ... Tu ... Tu fais mal ! ~

Le jeune homme lâcha brusquement la main d'Alexiel. Il l'avait serré si fort ? Il ne s'en souvenait pas. Sans doute la marque faisait-elle des siennes, accentuant sa force. Dorénavant il devrait apprendre à la maîtriser. Il s'arrêter de marcher, et n'osa pas regarder Alexiel dans les yeux. D'une voix extraordinairement calme, Léandre s'excusa :

- Pardon, excuse moi...je n'ai pas fait attention.

Le jeune homme inspira. Etrangement son regard était fixé sur le sol, sa mèche devant les yeux. Il sentait un poids gigantesque lui peser sur les épaules. Léandre ne pourrait pas affronter les yeux ocres d'Alexiel pour le moment, quitte à être un peu brusque. Il ne saurait l'expliquer. Il se sentait...tellement coupable, pour tout ce qu'il avait fait. C'était étrange, le jeune homme n'avait jamais ressenti une telle culpabilité. " Lâcher prise..." Se faire une raison. Son coeur parut durcir comme une vieille pierre. Léandre n'avait jamais été à l'aise avec ses sentiments. Comme si, quelque part, ils étaient étrangers à sa nature, et également bien trop puissants pour être maîtrisés. Ce manque de contrôle sur sa propre personne lui avait appris à être distant, dur, même lorsque ce n'était pas son attention. "Ne montre jamais tes faiblesses..."

- Désolé Alex., répéta-t-il.

Il se remit à marcher, beaucoup plus lentement, la nuque toujours aussi courbée vers le centre de la terre. Peut-être qu'une faille s'ouvrirait et le laisserait tomber en enfer ?

- Tu veux que je te ramène chez toi ?, lui demanda-t-il, sans même lui accorder un regard.

- Pardon, excuse moi...je n'ai pas fait attention.

~* Ce moment, cet endroit. Abus, erreur. Trop long, trop tard. Qui étais-je pour te faire attendre ? Juste une chance. Juste un souffle au cas où il n'en reste qu'un. Parce que tu sais que je t'aime. Je t'ai toujours aimé et tu me manques. J'étais éloigné pour beaucoup trop longtemps. Je continue à rêver que tu seras avec moi et que tu ne partiras jamais en arrêtant de respirer si je ne te vois plus. A genoux, je demanderai une dernière chance pour une dernière danse parce que avec toi, je résisterais. Je résisterais à tout l'enfer pour prendre ta main. Je donnerai tout, je donnerai pour nous. Donner n'importe quoi mais je n'abandonnerai pas parce que tu sais que je t'aime. Je t'ai toujours aimé et tu me manques. J'étais éloigné pour beaucoup trop longtemps. Je continue à rêver que tu seras avec moi et que tu ne partiras jamais en arrêtant de respirer si je ne te vois plus. Tu sais, je désire. Je désire que tu restes parce que j'avais besoin. J'ai besoin de t'entendre dire tellement je t'aime. Je t'ai toujours aimé et je te pardonne en étant au loin trop loin trop longtemps. Donc continue à respirer parce que je ne pars pas. Accroche-toi à moi. *~

Pourquoi doit-on souffrir pour si peu ? Pourquoi notre corps réagit-il de cette manière une fois la décision prise ? Perturbé, Léandre n'a dû pas faire attention à sa prise. Je ramène mon poignet rougi par l'étreinte douloureuse du jeune blond contre mon torse. Le dos tourné, il bafouille avec un calme olympien des excuses. Ce n'est pas de sa faute. Non, j'aurais dû me taire et le laisser me casser le poignet. Après tout, je le mérite. C'est bien à cause de moi que Léandre se retrouve dans cet état. Il a quitté sa famille qu'il chérit tant pour un simple ange faible. Pourquoi faire ce sacrifice ? J'arriverais à me protéger seul, non ?

- Désolé Alex.

~ Ne t'excuse pas, Léandre. Vraiment. C'est de ma faute. ~

Je m'approche de lui discrètement, faisant attention à ne pas le brusquer dans mes gestes. S'il serait mené à lever la main sur moi, pour une quelconque raison, par exemple la vengeance ou l'impulsion, je ne saurais me défendre. Le coup partirait si rapidement que je ne pourrais le parer, ni-même l'éviter. Cependant, Léandre ne bouge pas, n'osant pas me regarder en face. Je pose une main sur son épaule, puis je me place en face de lui.

- Tu veux que je te ramène chez toi ?

~ Non, rétorquai-je avec un mouvement de la tête, je veux rester avec toi ! Je ressens ta tristesse, ce sacrifice silencieux. Laisse-moi t'aider, c'est le moins que je puisse faire. ~

Je m'abaisse pour essayer de croiser le regard océanique de Léandre, sans grand succès. Je tente de le redresse pour qu'il me fasse face, mais je n'y arrive pas. Je détourne les yeux. Je fais volte-face, puis je m'avance vers le ravin lentement. Je m'y accroupis, esquissant un sourire mélancolique.

~ Vraiment, quel idiot je fais ... ~

~ Ne t'excuse pas, Léandre. Vraiment. C'est de ma faute. ~

Ce n'est pas la faute d'Alexiel. Léandre serra les poings, serra les dents. Il ne maîtrisait pas sa nouvelle force, et il avait fait du mal à la personne qu'il tentait de protéger. Ne pourrait-il donc jamais sauver personne ? Faire quelque chose de bien ? Non les seules choses que pouvaient faire ces longs doigts, c'était mentir, se serrer, frapper, tuer. Alexiel n'y étais pour rien, pourtant il ne se sentait pas la force de déserrer les lèvres pour démentir. Il n'avait pas suffisament d'énergie pour cela. Léandre se sentait épuisé, comme usé. La main du jeune garçon vient se placer sur son épaule. Le jeune homme, lui, s'obstine à ne pas le regarder. Il se sentait parfaitement incapable d'affronter son regard. Ce n'était pas sa faute, il se sentirait immédiatement jugé, il sentirait cette pitié qu'il haissait. Il préférait l'ignorer et faire illusion avec une voix calme.

- Tu veux que je te ramène chez toi ?

~ Non, je veux rester avec toi ! Je ressens ta tristesse, ce sacrifice silencieux. Laisse-moi t'aider, c'est le moins que je puisse faire. ~

Léandre ne voulait pas être aidé. Il voulait qu'on le laisse seul avec lui même. Il ne méritait pas cette pitié. Il devait être fort c'était ce qu'il avait à faire. Il devait faire croire que tout ça c'était facile. Alexiel se sentait suffisamment coupable comme cela. Le jeune homme esquissa un pas de recul. Il ne voulait pas qu'il reste près de lui. Léandre se sentait corrompu, dangereux, infréquentable pour quelqu'un de la condition d'Alexiel. L'ange n'avait pas à s'apitoyer sur son sort, il était parfaitement capable de le faire tout seul. Il était désolé de le rejetter comme ça mais c'était absolument nécessaire. Toujours sans le regarder, il s'adressa à lui d'une voix sans timbre :

- Je n'ai pas besoin de ton aide.

Le jeune homme sentait qu'il regretterait ses paroles car en réalité c'était tout le contraire. Il avait d'avantage besoin d'Alexiel qu'Alexiel de lui. Même sans le regarder, il le sentit s'éloigner. Sans doute l'avait-il blesser. Quoiqu'il en soit c'était la meilleure chose à faire, il devait s'éloigner d'Alexiel...pour son bien.

~ Vraiment, quel idiot je fais ... ~

Léandre inspira profondément et encaissa cette marque de pure méchanceté venant de lui. Il ne devait pas montrer qu'il le regrettait. Rester infaillible et ne rien lâcher. De cette façon il deviendrait un parfait petit monstre, mais également de cette façon il ne souffrirait plus. Il osa lui jeter un regard en biais et poussa un soupir. Il murmura, plus pour lui même.

- Pardonne moi Alexiel, mais c'est pour ton bien.

Léandre était déjà suffisamment bouleversé, il ne voulait que le jeune homme subisse ça. Bientôt son propre coeur se serait fossilisé et il ne voulait pas qu'Alexiel assiste à cette transformation. Ceci dit, Léandre tourna les talons et poursuivit son chemin en direction de la ville, toujours en tenant son sac à bout de bras. Les derniers vestiges de sa vie d'avant.